130,4 – Téléphone

– Outil indispensable pour raconter sa vie à autrui sous prétexte de prendre des nouvelles dont on est privé depuis la veille.

– Jadis, le téléphone servait à prendre ou à donner des nouvelles, à annoncer des événements, à échanger, notamment des points de vue, des projets. Aujourd’hui, il sert à faire savoir qu’on n’a rien à dire, sinon à s’exhiber, souvent à importuner, à faire savoir qu’on existe, par de petits bonjours, un petit coucou, un salut de…

– Dans sa version portable, instrument idéal pour manifester son attirance pour l’exhibition et la muflerie (Ivan Rioufol). On comprend donc l’engouement dont il est l’objet à notre époque.              

– Dans cette version a su se rendre le compagnon constant de son propriétaire qui l’emmène même à la salle de bains et aux toilettes.

– Permet à chacun de rester ‘branché’ en permanence et d’être toujours là où l’on n’est pas, tout en n’étant jamais là où l’on est. » (Dany-Robert Dufour)

– Les hurlements et les gesticulations des gros imbéciles arpentant le trottoir accrochés à leur téléphone devant des gens paisibles attablés en terrasses.  

– Qui pourra expliquer pourquoi Messieurs Orange, Bouygues, SFR, Free et consorts s’adressent plus que prioritairement dans leurs publicités au public féminin ? Cette discrimination proviendrait-elle d’une réticence de cette moitié de l’humanité à utiliser l’outil ?

– Son abus (en fréquence, durée et horaires) fracasse toute conversation, toute intimité, exclut la, ou les, personnes présentes non concernées, introduit un tiers, une relation externe, parfois mystérieuse… Permet d’interrompre toute conversation sans même que l’idée d’extrême muflerie effleure la cervelle du grossier imbécile qui s’empresse de répondre en vous laissant tomber. « Sous prétexte d’être présents à tous, ils sont absents pour ceux qui sont là … Quel vide intérieur tentons-nous de combler en nous ruant sur notre portable dés que nous avons un instant de calme. » (Juliette Levivier)

– Permet d’interrompre toute conversation sans même que l’idée d’extrême muflerie effleure la cervelle du grossier imbécile qui s’empresse de répondre en vous laissant tomber.

– Toujours dans cette version sert à faire savoir à beaucoup qu’on est dans l’autobus et qu’on arrive ; d’utilité sociale évidente pour éviter des bris de vaisselle ou des acrobaties périlleuses d’un visiteur à peine vêtu sur les balcons. Il permet aussi au piéton de partager le sort et les aventures palpitantes de ses frères humains fréquentant le même trottoir.

– A l’écoute attentive de ces passionnantes péripéties s’est récemment rajoutée la complexité de circulation des mêmes piétons face à la multitude d’individus courbés et concentrés sur leurs tablettes magiques et les zigzags qu’il faut opérer pour éviter des chocs frontaux ; moins dangereux mais plus nombreux que les porteuses de parapluies.

– Qui dira combien la communication entre les êtres s’est développée depuis que chacun (adolescents plus que d’autres encore) vit incliné vers un petit écran.

–  Le message, le texto (vocabulaire réduit à sa plus simple expression, la grammaire, la syntaxe, l’orthographe massacrés), tend à supplanter le téléphone, au moins la ligne fixe (voir fin de la rubrique Moyens de communication, 130, 3 (ouvrage de Sherry Turkle)

– « Il faut réapprendre aux êtres humains à ne pas vivre à travers leur téléphone. » (Elisabeth Lévy) – Hercule lui-même reculerait devant la tâche.

Les rubriques 130,3, Moyens de communication – 130,4 Téléphone – et 130,5 internet sont, si je puis dire, à interconnecter..

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« Muni de votre téléphone portable, vous n’êtes jamais sorti ni parti. Vous êtes toujours là, mais jamais enfermé dans un seul endroit … La libération ultime du lieu … Bien à l’abri au sein d’une toile d’appels et de messages, vous êtes invulnérable … Vous êtes l’unique point de stabilité dans un univers d’objets mouvants … Les connexions sont des rochers au milieu des sables mouvants … A distance, vous restez en contact ; en contact, vous restez à distance … Les contacts demandent moins de temps et d’efforts pour s’y engager, moins de temps et d’efforts pour les briser. » (Zygmunt Bauman)

« Le fait de ne pas communiquer immédiatement ce qu’on a à l’esprit est fondamental pour la pensée : si je communique en permanence, je ne peux pas penser, la boucle de ma singularité est sans cesse rompue. » (Miguel Benasayag – l’abus du portable) – Une des raisons, en dehors de leur paresse et de leur immense inculture, pour laquelle nos clowns politiques ne pensent pas et foncent dans tous les pièges à cons. Malheureusement en nous y entraînant à leur suite.

« Parce que la connexion permanente qu’offre le portable conjure la solitude sans s’encombrer de la présence de l’autre, elle autorise à ne jamais s’engager dans la relation. » (Jean-Michel Besnier)

« Le téléphone portable exprime l’intolérance à la solitude que l’individu moderne éprouve presque constitutivement et que tant d’autres expédients techniques confortent. Hananh Arendt y aurait vu le témoignage de ce dramatique consentement à la perte de soi, à la désubstantialisation, qui caractérise les êtres systématiquement extravertis. » (Jean-Michel Besnier) 

« Par le téléphone ne passe que l’anodin ou le tragique, le bavardage indéfini ou la mort abrupte. Entre les deux, rien. » (Christian Bobin) 

« Nouvelle approche de la nourriture. S’installer à table et ingurgiter ce qui s’y trouve, sans même y faire attention, parce qu’on a les yeux braqués sur son portable. Entrez dans un restaurant — du McDo à l’étoilé de Michelin. Et jetez un œil autour de vous. Ce que vous verrez, la plupart du temps, c’est ça. Chacun désormais vit chez son portable. » (Jean-Paul Brighelli)

« Au téléphone … il faut couramment supporter des monologues de dix ou douze minutes, quand ce n’est pas beaucoup plus. » (Renaud Camus) – Muflerie.

« Si elle avait eu le téléphone, connaîtrions-nous le nom de madame de Sévigné ? » (Jean Cocteau)

« On passe son temps à se téléphoner pour se dire qu’on va se voir et on se voit pour se dire qu’on va se téléphoner. » (Pierre Daninos)

« Presque plus personne ne téléphone à présent … Ce qui constituait à l’origine le bonus d’un portable (textos, SMS, consultation de mails) est devenu son usage principal et c’est la possibilité de téléphoner qui est le bonus … la voix a cédé la place au  texte, ce qui développe la prestesse des pouces, et à l’image, favorisant le narcissisme et l’insignifiance des visions. » (Luc Dellisse)

« Plus les applications (du smartphone notamment) deviennent ‘intelligentes’, plus elles se substituent à notre réflexion et plus elles nous permettent de devenir idiots. » (Michel Desmurget) –  L’impotent qui ne sait même plus lire une carte, par abus de GPS, en étant le prototype déjà ancien.

« Ma définition de la vie intérieure ? Un endroit sans téléphone. » (Umberto Eco)

« Le portable c’est le cocon élargi aux dimensions de l’univers, c’est une existence soustraite à l’épreuve salutaire de la séparation, c’est l’éloignement jugulé par le ‘toujours joignable’. » (Alain Finkielkraut)

« Plus possible de larguer les amarres ! … Ils n’entrent pas dans le monde, car, où qu’ils aillent, ils ne sont jamais vraiment en dehors de chez eux … Pour ces bavards d’un nouveau type, il n’y a personne … C’est en toute innocence qu’ils encombrent le monde de leurs préoccupations domestiques et utilitaires … Les  rouspéteurs ou les roucouleurs à distance ne se contentent pas de me déranger, ils me gomment. Je suis simultanément agressé et aboli par leur inanité sonore, leur incontinence verbale. Ils agissent comme si je n’étais pas là avec  un naturel confondant … Exhibitionnistes, eux ? Pas du tout … Avec eux, l’espace public disparaît, la distinction élémentaire entre la solitude et la compagnie s’efface. Et ce qu’il y a de plus obscène dans cette incontinence verbale, c’est l’oubli tranquille de son obscénité. » (Alain Finkielkraut)

« Être sonné est bon pour les domestiques. » (Sacha Guitry – qui ne répondait jamais au téléphone)

«  Le téléphone portable l’inquiète, éradiquer l’expérience de la séparation ne peut manquer d’avoir des effets dramatiques. » (Roland Jaccard – sur Philip Roth) 

« Il y a des gens qui sont des virtuoses du téléphone, et d’autres que sa seule sonnerie suffit à glacer d’effroi. Pourquoi ? » (Simon Leys) – Encore, était-ce avant la catastrophe du portable.

« Dans le train, dans la rue nous sommes contraints d’entendre des choses que nous aurions considérées comme indignes en famille. Dans mon enfance le téléphone était au centre d’un couloir parce qu’on ne se répandait pas … La vie qui doit être privée est offerte bruyamment à tous. » (Fabrice Luchini)

« Son meilleur symbole (de la machinerie) est le téléphone portatif : la rue, l’auto, le bistrot, l’accueil d’amis sont défigurés par le sentiment que tous sont connectés (même pas reliés) à des inconnus et que le chez-soi s’ouvre sur la place publique… » (Thomas Molnar)

« La vie moderne tend à faire de nous les photos-reporters de nos propres vies. Grâce à nos téléphones portables – toujours à portée de main, sinon perpétuellement dégainé. », (Sylvain Quennehen)

« Le téléphone portable, compagnon personnel familier, autorisant à s’adresser à voix haute, au milieu de tous, à une présence invisible, dans une sorte d’indifférence ou de mépris à l’égard des règles élémentaires de la réserve et du respect de la tranquillité d’autrui. » (Eric Sadin)  – Instrument de muflerie.

« Je connais des gens qui semblent être devenus des prolongements de leur ‘téoula’ (téléphone portable dans le langage de l’auteur). Ils n’en sont plus que l’annexe. Le desservant. Ils lui obéissent en toute occasion et toutes affaires cessantes. » (François Taillandier) – Et encore écrit il y a 10 ans !  – « ‘T’es où ?, T’es où’. La plainte ne cesse pas. Une té-oulogie de l’Espace a remplacé la théologie du Temps. » (Jean Clair)

« Ras-le–bol de ces autistes incapables de laisser un message. » (?)

« L’excommunication ; les temps qui ont précédé l’invention du téléphone. » (mot d’enfant – cité par ?)

Ci-dessous extraits de l’ouvrage de Miguel Benasayag et Angélique del Rey, Plus jamais seul, le phénomène du portable.

« La téléphonie mobile est une mauvaise rencontre, car elle potentialise et développe les tendances dissolvantes de la société néo-libérale, de la société de l’utilitarisme, et plus profondément, elle s‘attaque à cette condition fondamentale de la vie en communauté qu’est la capacité d’être seuls … Cet objet magique vous fait croire que, tout à coup, vous êtes relié aux autres. Que, où que vous soyez, vous êtes toujours à portée de portable. La solitude est enfin vaincue … Cette solitude qui serait enfin comblée pourrait bien être la marque de notre incapacité tragique à être avec nous-mêmes, et de ce fait avec les autres …  Avant j’avais besoin d’être situé pour communiquer avec quelqu’un qui était lui-même situé. Or ne pas être situé signifie : aller vers la cassure de tout lien, de toute détermination situationnelle … Des millions d’heures de blabla ignoble rendus possibles par une forêt d’antennes … Si la fonction fait l’organe, le portable ne saurait fabriquer de fonction … Comme la voiture est loin de n’être qu’un outil de transport, la voiture produit une société de la voiture le portable est un fait de société qui n’est que marginalement un instrument de communication, qui a peu à voir avec la fonction ou avec le besoin d’émettre de temps en temps un message pour quelqu’un … L’organe ou la fonction ne paraissent pas se comporter tout à fait en adaptation avec la fonction qui serait à son origine … Il reste tout de même préoccupant que des millions d’adultes se comportent comme des adolescents pris de logorrhée … Maintenant le portable nous permet de claironner notre carte de visite, de raconter notre fantasme, à qui veut bien l’entendre, et surtout à ceux qui ne le veulent pas … ‘On m’appelle donc j’existe’ (valorisation) …  déballage fantasmatique en masse … jeu de miroir transférentiel … accomplissement par le portable de tâches magiques et imaginaires bien au-delà de sa fonction explicite : communiquer … Toutes les caractéristiques de l’objet transitionnel (le spectacle mi-navrant mi amusant des voyageurs qui, à peine l’avion ou le train arrêtés, la cérémonie terminée, consultent de façon compulsive l’écran de leur portable) … Mis à distance entre moi et les gens qui m’entourent, mais aussi entre moi et mon interlocuteur, c’est le rapport prophylactique idéal … Dérégulation de la bonne distance, dérégulation des flux communicationnels (recevoir la nouvelle de la mort d’un être cher pendant que nous sommes en train de choisir des poireaux au supermarché…), fondement d’un état de promiscuité … La communication centre des images identificatoires, voilà le déplacement actuel … La communication, norme centrale, bien en soi … Communiquer, c’est bien. Développer des moyens de communication, c’est bien. Eradiquer toute opacité non communicante, c’est bien. On reproche aux hommes au pouvoir, non pas de faire ce qu’ils font (ou de ne rien faire), mais de ne pas communiquer … le téléphone portable est ainsi une icône, investie du pouvoir du bien suprême, dans la poche de tout un chacun. »

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