475,2 – Libération

– Individuellement le terme recouvre le fantasme de toutes les impuissances, collectivement il peut évoquer une réelle libération, mais parfois accompagnée d’une brève période d’atrocités (la foule hystérique, hurleuse et bestiale au service de ceux qui règlent leurs petits comptes personnels et les accapareurs qui ne manquent jamais de surgir). Rares sont les libérations immaculées.

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« On distingue sans peine deux formes de la libération ouvrière. La première, jamais achevée, est faite de mesures multiples et partielles. Appelons cette libération ‘réelle’ : elle se traduit par des améliorations concrètes tout en laissant subsister des griefs, et parfois même une révolte. Elle est prosaïque … L’autre donne le pouvoir absolu à la minorité qui se réclame du prolétariat. Le prolétariat n’est plus aliéné, parce qu’il possède, selon l’idéologie, les instruments de production et même l’Etat (mais son sort est-il changé ?). Appelons cette libération ‘idéelle’. Elle est séduisante. La tentation de la libération idéelle est la contre-partie de la déception qu’éveille la libération réelle … La libération réelle de l’ouvrier, en Grande Bretagne ou en Suède, est ennuyeuse comme un dimanche anglais, la libération idéelle de l’ouvrier soviétique, fascinante comme un saut dans l’avenir ou une catastrophe. (Raymond Aron) – Nos vies individuelles et privées peuvent aussi être affrontées à cette dualité entre ennuyeux petit réalisme et grandiose illusion catastrophique.

« Une fois passée l’orgie, la libération aura laissé tout le monde en quête de son identité générique et sexuelle, avec de moins en moins de réponses possibles, étant donné la circulation des signes et la multiplicité des plaisirs. » (Jean Baudrillard – sur la libération sexuelle)

 « L’état actuel des choses … c’est celui d’après l’orgie. L’orgie, c’est tout le moment explosif de la modernité, celui de la libération dans tous les domaines, politique, sexuel, des forces productives, des forces destructrices, de la femme, de l’enfant, des pulsions inconscientes, de l’art … Ce fut une orgie totale  de réel, de rationnel, de critique et d’anti-critique, de croissance et de crise de croissance … Nous avons parcouru tous les chemins de la production et de la surproduction virtuelle d’objets, de signes de messages, d’idéologies, de plaisirs. Aujourd’hui tout est libéré, les jeux sont faits, et nous nous retrouvons collectivement devant la question cruciale ‘Que faire après l’orgie ?’ (Jean Baudrillard) – Ce fut l’époque de toutes les con……, de tous les dégâts ; et certains en traînent encore une sérieuse gueule de bois.

Dans tous les registres, sexe, culture, économie, média, politique, les concepts de liberté et de libération sont diamétralement opposés. La libération inconditionnelle étant la plus sûre voie de dissuasion de la liberté. La liberté se joue dans un champ limité et transcendant, l’espace symbolique du sujet où il est confronté à sa propre finalité , à son propre destin tandis que la libération se joue dans un espace potentiellement illimité … La première confronte le sujet à sa propre aliénation, à son propre  dépassement, l’autre mène aux métastases, aux réactions en chaîne, à la déconnexion de tous les éléments et finalement à l’expropriation radicale de sujet. » (Jean Baudrillard) – En clair, au chaos d’abord, au vide ensuite.

« Toute libération affecte également le Bien et le Mal. Elle libère les mœurs et les esprits, mais elle délivre aussi les crimes et les catastrophes. La libération du droit et du plaisir entraîne inéluctablement celle du crime – cela, Sade l’avait bien compris et on ne le lui a jamais pardonné. » (Jean Baudrillard)

 « Quant à la révolution politique et sociale, prototype de toutes les autres, elle aura, en lui donnant l’usage de sa liberté et de sa volonté propre, conduit l’homme, selon une logique implacable, à se demander où est sa volonté propre, que veut-il au fond et qu’est-il en droit d’attendre de lui-même – problème insoluble. Tel est le résultat paradoxal de toute révolution : avec elle commencent l’indétermination, l’angoisse et la confusion. Une fois passée l’orgie, la libération aura laissé tout le monde en quête de son identité… » (Jean Baudrillard)

« Nous sommes vis-à-vis de ce système dans une situation double et insoluble, de ‘double bind’, exactement comme les enfants vis-à-vis des exigences de l’univers adulte. Ils sont simultanément sommés de se constituer comme sujets autonomes, responsables, libres et conscients, et de se constituer comme objets soumis, inertes, obéissants, conformes. A cette exigence contradictoire, l’enfant répond par une stratégie double. A l’exigence d‘être objet, il oppose toutes les pratiques de désobéissance, de révolte, d’émancipation, bref toute une revendication de sujet. A l’exigence d’être sujet, il oppose tout aussi obstinément et efficacement une résistance d’objet, exactement l’inverse : infantilisme, hyperconformisme, dépendance totale, passivité, idiotie … La résistance-sujet est aujourd’hui unilatéralement valorisée et tenue pour positive … Dans la sphère politique seules les pratiques de libération, d’émancipation, d’expression … sont tenues pour valables et subversives … C’est ignorer l’impact égal, et sans doute supérieur, de toutes les pratiques objet, de renonciation à la position de sujet … que nous enterrons sous le terme méprisant d’aliénation et de passivité. » (Jean Baudrillard) – La tactique Gandhi.

« L’illusion des faibles, à chaque nouvelle tentative d’une impossible libération, est de faire table rase. Comme si la vie se recommençait ! » (Georges Bernanos)

« La France n’a jamais connu de régime plus médiocre que celui qui, en 1945, s’est imposé à elle comme libérateur, n’a cessé de prostituer depuis, ou plutôt de ridiculiser, le mot de libération. » (Georges Bernanos) 

« La libération est une épopée exaltante ; mais la liberté un état angoissant que l’on conjure en édifiant des remparts contre le néant qu’elle révèle et appelle tout à la fois. C’est alors que le joug de la tyrannie semble parfois moins lourd à porter que le vertige de l’affranchissement. » (Pascal Bruckner)

« La clef qui délivre. Ce n’est point celle qui ouvre, mais celle-là qui ferme. » (Paul Claudel)

« La fin de cette illusion enivrante et flatteuse pour la femme d’être une citadelle à conquérir, n’a servi, en somme, que la cause des hommes, qui se voient dispensés de fastidieux préliminaires. » (Gabrielle Cluzel – sur la libération sexuelle et l’égalité homme/femme)

« Qu’un oiseau soit retenu par un lien de fer ou le fil le plus léger et le plus délicat, il ne pourra prendre son vol. » (saint Jean de la Croix – sur la libération des vices)

« Toute libération ne peut venir que d’un acte de compréhension par lequel se trouve instituée une instance tierce en qui avoir confiance – une compréhension qui est cette confiance même. Cela va, certes, de Dieu ou du Logos à la mathématique ou à la musique… » (Alain Cugno – interprétant Kierkegaard)

« Les nouveaux sujets du monde postmoderne semblent plutôt abandonnés que libres. » (Dany-Robert Dufour)

« La première opération de libération que l’on puisse tenter, c’est la mise à mort des bons sentiments, des idéaux, et des évidences éjaculés par cette société. » (Jacques Ellul)

« Et ce n’est pas pour rien que la liberté est une création du monde judéo-chrétien, que l’on s’est trouvé de ce fait engagé dans l’aventure scientifique et technicienne, comme de la démocratie et du socialisme qui sont tous des produits de cette libération par la parole. » (Jacques Ellul)

« La prétendue libération totale n’a d’autre résultat que de livrer l’homme à ses instincts, en l’espèce à la violence, à l’arbitraire et à l’absence de tout contrôle personnel, chacun étant censé s’épanouir dans un comportement capricieux et irrégulier … L’accroissement de la violence est un signe déterminant du déclin d’une civilisation. » (Julien Freund)

 « La transe, c’est moderne, l’extase, c’est moderne, l’instinct, c’est moderne… La grande libération des pulsions, voilà désormais ce qui est moderne … La montée d’une idéologie régressive qui a choisi la nature contre la culture, l’instinct contre la maîtrise de soi, le délire contre l’estime de soi, le retour au grand Tout cosmique contre lequel l’homme avait conquis sa liberté et sa dignité. » (Henri Guaino)

« L’individu contemporain est émancipé, mais orphelin. Notre bonheur d’être libre est un bonheur blessé. Il porte le deuil, et parfois le regret des anciennes appartenances, des sujétions … des protections … autonomie, solitude, nostalgie fusionnelle. » (Jean-Claude Guillebaud) – D’où la fête, fabriquée, artificielle, sinistre parfois…

« Se désolidariser de son passé est encore la meilleure recette pour ne pas vieillir. Tout reniement rajeunit. » (Roland Jaccard) 

« La thématique de la libération est toujours un report de jouissance au nom d’un idéal, d’un devoir-être, ou d’un mieux-être à réaliser … Le présent qui s’exprime dans la sagesse populaire, en acceptant la limite sous toutes ses formes, peut, lui, transfigurer les attitudes ‘aliénées’ qu’il vit. » (Michel Maffesoli) – Pas moyen d’être plus clair pour dire ce que tout le monde sait : que le terme de libération est une expression de frustré(e)s.

« Différence entre une libération authentique (qui accroît, par définition, notre puissance de vivre humainement) et une simple libéralisation des mœurs, qui, selon la formule de C. Lasch, n’autorise les individus à s’émanciper de la Tradition que pour les soumettre aussitôt à la tyrannie de la mode. » (Jean-Claude Michéa)

« Là  où manquent la vérité et l’amour, le processus de libération aboutit à la mort d’une liberté qui aura perdu tout appui. » (Jean-Paul II – sur les théologies dites de la libération).

« Pas de libération sans un minimum de rigueur, de règles, d’interdits consentis, pour être ensuite surmontés et distancés. » (Louis Pauwels) – Evoquant la libération personnelle.

 « Ne voulant plus de chefs, ils n’ont souhaité que des victimes, et ils ont égorgé avec ignominie les indignes sujets qui obéissaient à leur maître. » (Rivarol)

« Voltaire a dit : ‘Plus les hommes seront éclairés et plus ils seront libres.’ Ses successeurs ont dit au peuple que plus il serait libre, plus il serait éclairé ; ce qui a tout perdu. » (Rivarol)

« Ce qu’il (le paysan) a gagné, assurément, c’est de la liberté, mais une liberté qui le libère ‘de’ quelque chose, au lieu de le libérer ‘pour’ quelque chose ; en apparence, la liberté de tout faire (puisqu’elle n’est justement que négative), mais de ce fait, en réalité, une liberté sans la moindre directive, sans le moindre contenu déterminé et déterminant, et qui dispose donc l’individu à cette vacuité et à cette inconsistance où rien ne s’oppose aux pulsions nées du hasard, du caprice ou de la séduction : conformément à la destinée de l’humain sans amarres, qui a abandonné ses dieux et dont la ‘liberté’ ainsi gagnée n’est que la licence d’idolâtrer n’importe quelle valeur passagère. » (Georg Simmel – La philosophie de l’argent)

« Il me semble que ceux qui parlent trop de liberté gardent une mentalité d’affranchis, ne pouvant y croire tout à fait et enviant ceux qui sont libres de naissance. La révolte de l’esclave se prolonge en complexe de l’affranchi. L’être marqué par la servitude se déchaîne d’autant plus au dehors qu’il reste plus enchaîné au-dedans. Ses revendications criardes font un bruit de chaînes secouées et jamais rompues. Ce tapage dérisoire emplit l’histoire moderne où la fièvre de libération est le symptôme majeur de l’épuisement de la liberté intérieure. » (Gustave Thibon)

« Des explications psychologiques qui réduisent le mystère du mal au mauvais fonctionnement d’un mécanisme. D’où l’évacuation simultanée de la liberté et de la responsabilité. Et, chose étrange, en même temps qu’on nie liberté et responsabilité, on prêche la libération effrénée de toutes les pulsions, de tous les désirs, on vit sous le signe du ‘pourquoi pas ?’. De sorte que la liberté revendiquée se résout, non plus dans l’obéissance à une volonté supérieure, mais dans l’abandon servile à tous les déterminismes intérieurs et extérieurs. Tout est permis à l’homme-dieu réduit à l’homme-machine : du même geste on le délivre de tous ses liens et on l’ampute de son libre arbitre. » (Gustave Thibon)

« L’homme vraiment ‘libéré’ se reconnaît à ce signe qu’il se refuse plus de choses permises qu’il ne se permet de choses défendues. » (Gustave Thibon)

« L’idée de liberté sexuelle n’est nullement un soutien à la démocratie politique (contrairement à ce que croient les stupides gauchistes) … Elle fait parfaitement le jeu des dictateurs ; elle est en complète harmonie avec la pourriture morale et le gangstérisme politique que des années d’hypocrisie ont engendrés, et elle détourne la soif de liberté dans une direction politiquement inoffensive aux yeux des autorités. » (Liu Xiaobo, dissident chinois – cité par Simon Leys) – Le capitalisme a aussi bien compris cette évidence que le parti communiste chinois.

« Après les déconstructions (l’esprit de mai 68) sont venues les libérations sans fin et le règne des individus, pour le pire. » (?) – De quoi faut-il encore se libérer ?

« Plus l’individu se libère, plus il se sent seul. » (?) – Les déprimes actuelles en témoignent.

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